Martine fait du social
Martine travaille comme directrice des ressources humaines d’une grande entreprise de télécommunications. Tous les employés se sont mis en grève générale illimitée pour réclamer son départ. Ses employeurs doivent se résoudre à la licencier la mort dans l’âme, car ils perdent « une belle âme droite, intransigeante et rigoureuse, qui a su, avec une clairvoyance sans faille, hisser l’entreprise à son plus haut niveau depuis sa fondation. »
Martine n’est pas dans la gêne ; non seulement elle part avec de substancielles indemnités, mais de judicieux placements l’ont mise à l’abri du besoin jusqu’à la fin de ses jours et même au-delà.
Toutefois, les épithètes accolées à son nom sur les banderoles des grévistes la font réfléchir. Martine veut maintenant donner un nouveau sens à sa vie, mettre ses compétences au service d’une œuvre caritative, se rendre utile auprès de l’humanité souffrante. Elle est bientôt engagée par l’institut Céleste Menta, qui accueille des enfants réfugiés délaissés par leurs familles. L’économe a pris sa retraite, son poste est vacant. Le calme, la tranquille assurance de Martine, séduisent le directeur et la psychologue chargés du recrutement.
En signant ses papiers d’embauche, Martine s’arrête sur le salaire proposé :
« Tiens ? » s’étonne-t-elle, « C’est la première fois qu’on me présente un salaire hebdomadaire, habituellement, c’est la rémunération mensuelle, ou annuelle, que l’on indique » Le directeur lui précise qu’il s’agit bien du salaire qu’elle percevra chaque mois. « Ce n’est pas grave », le rassure Martine. Elle obtient la permission de ramener Pouf, dès qu’elle se sera procuré un nouveau chien. Le dernier avait été décapité au sabre par le délégué syndical de sa précédente entreprise.
Martine se familiarise avec ses nouvelles tâches. Elle met rapidement en évidence les lignes comptables où le déficit chronique de l’établissement peut être réduit ; un vent d’austérité commence à souffler dans les couloirs de l’institut Céleste Menta.
Parmi les enfants qui vivent là, l’un d’eux intéresse beaucoup Martine. C’est un jeune Kurde, Alex. Arrivé depuis peu, Alex doit avoir 13 ou 14 ans. Ses cheveux bruns lui tombent en mèches raides sur les yeux. Il ne parle que le kurde et passe son temps à explorer tous les recoins de l’institut ou à faire de la musculation dans la salle de sport. Un jeune tigre. Les autres pensionnaires l’évitent, mal à l’aise avec lui. Mais il plaît à Martine. Chaque fois qu’Alex passe devant son bureau, elle interrompt son travail et rentre en communication non verbale avec lui. Le courant passe bien entre eux. Lorsqu’elle entend le professeur se plaindre au directeur de cet élève « rétif à tout enseignement », Martine décide de proposer des cours de français à Alex. Les murs de la chambre du garçon sont tapissés d’images de combattants en armes, aussi Martine adapte-t-elle son enseignement autour des centres d’intérêt d’Alex. Ils commencent par des choses simples, comme le mot « clou », les mots « bouteille de gaz », le mot « détonateur ». Alex est vif et ses progrès font plaisir à Martine. Ils abordent bientôt la conjugaison, le complément d’objet direct, l’adjectif qualificatif. Alex est fier de lui réciter « je fabrique une bombe artisanale » au présent et au futur.
L’équipe éducative de l’institut se montre réservée à l’égard de l’action de Martine auprès d’Alex. Mais elle n’est pas dupe, elle sait que la suppression de quelques petits avantages jusqu’ici financés par l’institut (café, thé, sucre, essence, papier, stylos, timbres) en crispe plus d’un. Martine ne leur en veut pas, elle connaît l’incompréhension des masses laborieuses quand la sauvegarde de l’entreprise exige des sacrifices. « Plus tard, ils me remercieront », pense-t-elle.
Poursuivant son œuvre civilisatrice auprès du jeune Kurde, elle-même s’étonne et s’émerveille de tous les renseignements et documents qu’elle glane sur internet afin d’étoffer ses cours. Son élève et elle connaissent maintenant plusieurs procédés de préparation d’engins explosifs, les notices de montage et démontage d’armes légères, les filières pour se les procurer, ainsi que des armes lourdes, des missiles et des chars. Alex est passionné, il éprouve une grande affection pour son professeur, « vous mériter d’être un homme », lui déclare-t-il un jour. Bien qu’elle n’en laisse rien paraître, le compliment émeut Martine. Elle prend son rôle de pédagogue à cœur et s’inquiète de voir Alex s’assombrir depuis l’arrivée de Nicolas, un jeune Serbe blond aux petits yeux bleus. Nicolas est d’un naturel gai. Ouvert et rieur, il attire la sympathie des pensionnaires et des éducateurs. Seul Alex ne le supporte pas. Le jeune Serbe est devenu sa tête de Turc et il ne rate aucune occasion de le lui faire comprendre. Martine essaie de faire entendre raison à son protégé. Elle lui confie que Nicolas lui rappelle son frère Jean à quinze ans, qu’elle comprend ce qu’il éprouve, car son frère, perpétuellement à la recherche de « ce qui ferait plaisir à maman » l’horripilait.
Bien sûr elle n’en avait jamais rien dit, car dans sa famille tout le monde s’aime.
Le lendemain de cette confidence, Martine cherche en vain son élève. Sa chambre est vide. Le directeur lui annonce qu’Alex a été transféré dans un centre fermé parce qu’il avait passé le contenu de l’aquarium de Nicolas au mixer. « Des poissons et des plantes que Nicolas venait d’acheter, avec son tout premier pécule ! ». Le départ d’Alex peine profondément Martine. Après quelques jours, sa décision est prise : « je suis trop sensible », explique-t-elle au directeur, « je vais m’arrêter là ».