Un portrait défraîchi du Tsar domine la pièce aux murs décrépis éclairée d’une ampoule nue. Son regard semble fouiller les orbites du « candidat » à la « question », assis sur un fauteuil de dentiste d’un autre âge. Candidat malgré lui, s’entend…
-Et tu foutais quoi, à dix-neuf heures cinquante-trois au milieu d’un champ de maïs ?
Le « candidat » relève la tête avec peine. Un sifflement persistant dans l’oreille gauche suite à une batterie de torgnoles l’oblige à faire répéter la question. Un gifle cinglante lui rappelle « les bonnes manières », comme quoi on ne fait pas répéter cent fois à monsieur Lafon, vautré sur son siège derrière un bureau encombré de paperasse, d’un ordinateur portable et d’un revolver. Celui qui « réveille » et « éduque », c’est Bonny, grand, sec, visage carré, moustache, dont une vague ressemblance avec le général Videla ne rassure guère les « candidats » confiés à ses bons soins.
-Et tu foutais quoi, à dix-neuf heures cinquante-trois au milieu d’un champ de maïs ?
« Monsieur » Lafon réitère la question, tout en tapotant distraitement une cigarette sans filtre sur la surface du paquet…Cette fois, le candidat relève la tête bien droit, regard Lafon bien en face, et, les mâchoires crispées, lui fait remarquer que le couvre-feu prend effet à vingt heures, et pas une seconde avant…Stupéfait, Bonny regarde Lafon, ne sachant trop que faire. Grand silence. Un rat traverse la pièce, s’arrête un instant, avec l’air stupide de quelqu’un surpris en flagrant délit de non-respect du couvre- feu. Lafon se saisit de son revolver, ferme un oeil, pointe l’arme sur le rongeur et bam !
-Saloperie de bestiole, soupire-t-il…Bon, on en était où ?
-Ce qu’il pouvait bien foutre dans ce putain de champ de maïs…
-…à dix-neuf heures cinquante-trois, c’est ça, poursuit Lafon…
-On mangeait un carton de sushis avec ma copine dans la voiture, c’est bon, là, vous me lâchez maintenant, oui ou merde ?, s’écrie soudain celui qui n’en mène pas large.
Un torgnole à défoncer un coffre fort fait basculer le fauteuil tout entier où le malheureux est sanglé. Bonny sautille sur place en se massant la main vengeresse.
-Putain d’arthrite, grogne-t-il…
-T’es con, dit Lafon, pourquoi tu fais du zèle, il a répondu, non ?, pas la peine d’en rajouter pour ce qu’on est payé !
-Un boulot ça se fait dans les règles, se justifie Bonny.
-Pfff, toi et ta mentalité de fonctionnaire !
Lafon se lève, s’approche du « candidat », l’examine tout en lui tournant autour, et tel le matador sur le point d’achever la bête, lui glisse à l’oreille:
-Ça te fera cent trente-cinq euros, salopard !-
Soudain la victime se redresse, lui crache au visage et se met à hurler :
-Bande de fumiers, cent-trente-cinq euros, vous me faites ça à moi qui me crève le cul au télétravail pour un salaire de merde, mais vous attendez quoi pour m’achever, hein ?
Lafon ricane et se tourne vers Bonny…
-Hé collègue, tu veux bien rappeler les bonnes manières à Môssieur ?
-Va te faire foutre, Lafon, j’ai la main qui enfle !
-Et alors, ducon, t’en as pas une deuxième ?
Soudain, black-out, noir total, néant, aube de l’univers…
– C’est quoi, ça ?, s’énerve Lafon…
– Couvre-feu, grogne Bonny…
– Putain de pandémie…
Puis, du fin fond du néant :
-Bon, vous me détachez, bande de trouducs ?
-Bonny, tu lui en colles une ?
-Ok, mais c’est la dernière, il est où, ce con ?
Une beigne magistrale résonne dans l’obscurité aussi épaisse qu’un tonneau de mélasse mélangée à du goudron…Lafon s’effondre, entraînant avec lui la paperasse, l’ordinateur et le revolver, puis le silence retombe jusqu’aux premières lueurs de l’aube…