Au service de Sa Majesté

Date de publication : 30 décembre 2020

Un portrait défraîchi du Tsar domine la pièce aux murs décrépis éclairée d’une ampoule nue. Son regard semble fouiller les orbites du « candidat » à la « question », assis sur un fauteuil de dentiste d’un autre âge. Candidat malgré lui, s’entend…

-Et tu foutais quoi, à dix-neuf heures cinquante-trois au milieu d’un champ de maïs ?

Le « candidat » relève la tête avec peine.  Un sifflement persistant dans l’oreille gauche suite à une batterie de torgnoles l’oblige à faire répéter la question. Un gifle cinglante lui rappelle «  les bonnes manières », comme quoi on ne fait pas répéter cent fois à monsieur Lafon, vautré sur son siège derrière un bureau encombré de paperasse, d’un ordinateur portable et d’un revolver. Celui qui « réveille » et « éduque », c’est Bonny, grand, sec, visage carré, moustache, dont une vague ressemblance avec le général Videla ne rassure guère les « candidats » confiés à ses bons soins.

-Et tu foutais quoi, à dix-neuf heures cinquante-trois au milieu d’un champ de maïs ?

« Monsieur » Lafon réitère la question, tout en tapotant distraitement une cigarette sans filtre sur la surface du paquet…Cette fois, le candidat relève la tête bien droit, regard Lafon bien en face, et, les mâchoires crispées, lui fait remarquer que le couvre-feu prend effet à vingt heures, et pas une seconde avant…Stupéfait, Bonny regarde Lafon, ne sachant trop que faire. Grand silence. Un rat traverse la pièce, s’arrête un instant, avec l’air stupide de quelqu’un surpris en flagrant délit de non-respect du couvre- feu. Lafon se saisit de son revolver, ferme un oeil, pointe l’arme sur le rongeur et bam !

-Saloperie de bestiole, soupire-t-il…Bon, on en était où ?

-Ce qu’il pouvait bien foutre dans ce putain de champ de maïs…

-…à dix-neuf heures cinquante-trois, c’est ça, poursuit Lafon…

-On mangeait un carton de sushis avec ma copine dans la voiture, c’est bon, là, vous me lâchez maintenant, oui ou merde ?, s’écrie soudain celui qui n’en mène pas large.

Un torgnole à défoncer un coffre fort fait basculer le fauteuil tout entier où le malheureux est sanglé. Bonny sautille sur place en se massant la main vengeresse.

-Putain d’arthrite, grogne-t-il…

-T’es con, dit Lafon, pourquoi tu fais du zèle, il a répondu, non ?, pas la peine d’en rajouter pour ce qu’on est payé !

-Un boulot ça se fait dans les règles, se justifie Bonny.

-Pfff, toi et ta mentalité de fonctionnaire !

Lafon se lève, s’approche du «  candidat », l’examine tout en lui tournant autour, et tel le matador sur le point d’achever la bête, lui glisse à l’oreille:

-Ça te fera cent trente-cinq euros, salopard !-

Soudain la victime se redresse, lui crache au visage et se met à hurler :

-Bande de fumiers, cent-trente-cinq euros, vous me faites ça à moi qui me crève le cul au télétravail pour un salaire de merde, mais vous attendez quoi pour m’achever, hein ?

Lafon ricane et se tourne vers Bonny…

-Hé collègue, tu veux bien rappeler les bonnes manières à Môssieur ?

-Va te faire foutre, Lafon, j’ai la main qui enfle !

-Et alors, ducon, t’en as pas une deuxième ?

Soudain, black-out, noir total, néant, aube de l’univers…

       –    C’est quoi, ça ?, s’énerve Lafon…

       –   Couvre-feu, grogne Bonny…

       –   Putain de pandémie…

Puis, du fin fond du néant :

-Bon, vous me détachez, bande de trouducs ?

-Bonny, tu lui en colles une ?

-Ok, mais c’est la dernière, il est où, ce con ?

Une beigne magistrale résonne dans l’obscurité aussi épaisse qu’un tonneau de mélasse mélangée à du goudron…Lafon s’effondre, entraînant avec lui la paperasse, l’ordinateur et le revolver, puis le silence retombe jusqu’aux premières lueurs de l’aube…

Jours de France

Date de publication :

En cette sinistre période de désertification sociale, la nostalgie en vient peu à peu à infecter le moral de bon nombre d’entre nous, privés de la plupart des habitudes de notre quotidien, si insignifiantes en temps normal, mais ô combien indispensables à notre bien être lorsque celui-ci est à son tour menacé.

Qu’en est-il à présent de ces lieux de convivialité par excellence où l’on pouvait tousser en toute liberté, maudire les bambins mal élevés toujours en train de s’attirer l’attention en poussant d’horribles hurlements suraigus, se plonger dans la lecture d’un magazine malmené par moultes mains indélicates laissant deviner l’orientation politique du praticien ?

Vous avez deviné, je parle bel et bien des salles d’attente, ces forums d’opinions à l’emporte-pièce, ces étouffoirs surchauffés abritant un bouillon de culture microbien à faire pâlir de jalousie l’institut Pasteur.

Et puis, et puis, et puis…

Il y avait Jours de France, magazine-phare des salles d’attente d’un autre temps, qui faisait rêver les mamans défraîchies par le baby-boom, épuisées par de longues veilles au chevet d’otites, d’oreillons et autres rages de dents juvéniles qui n’arrangeaient en rien leur teint de jeune fille. Jours de France,c’était la consolation d’une vie entre l’aspirateur et la machine à laver, les langes crottées et la phosphatine, les chaussettes à repriser et le coït en missionnaire vite fait sur le gaz deux fois par mois.

Jours de france les sacraient reines d’un jour, d’une heure, jusqu’au fatidique c’est à vous, Madame, lancé d’une voix lasse et désabusée par le médecin de famille, héros des petites gens, le saint auquel on se vouait au moindre caprice du thermomètre. Jours de France passait alors entre d’autres mains, de rêve en rêve, de résignation en résignation.

Bon, ben, on va quand même pas sortir les mouchoirs ! Et pour nous autres gamins, il y avait quoi, hein ? Même pas un Spirou, même pas un Tintin, tout au plus un Fripounet tout juste bon pour les arriérés pondus au forceps ! Merde quoi !

Bref, quoi qu’il en fut, le seul moment où nos daronnes nous lâchaient la grappe était lorsqu’un numéro de Jours de France trônait sur la table basse de la salle d’attente. Le moment idéal pour coller un chewing-gum sous la chaise en toute impunité.

Aujourd’hui, à cause de ce foutu covid, il n’y a plus ni mémères ni magazines dans les salles d’attente, et on peut y coller tous les chewing-gums qu’on veut sans le moindre risque de se faire attraper. C’est d’une tristesse…

Anatomie de la pantoufle confinée

Date de publication :

Je traîne du matin au soir. Est-ce là une façon de crier au monde ma désapprobation quant au confinement qui s’éternise ? En toute mauvaise foi, je dirais pourquoi pas finalement, et de toute façon, si ni les restaurateurs ni les bistrotiers n’arrivent à se faire entendre à Bercy, ma forme de révolte bien que vaine est tout autant légitime.

Assis sur le trône, je lis et relis les pages les plus fastidieuses du mariage du ciel et de l’enfer de Billy Blake dans l’espoir de fluidifier quelque peu ma constipation, ou devrais-je dire mon transit confiné, mais je ne peux m’empêcher d’éprouver une vive crispation en constatant l’état de mes pantoufles mises à rude épreuve. Depuis de nombreuses semaines, elles n’ont eu de répit, mobilisées en permanence puisque privées de mes absences nombreuses en temps normal. Douces comme un ours en peluche, fières d’épouser les formes nobles des aponévroses plantaires et métatarses d’un randonneur chevronné, honorées de lui offrir quelque répit après de longues distances parcourues, elles se morfondent à présent, déformées, épuisées à force d’arpenter quarante-six mètres carrés de zéro heure à minuit.  

Mais qui s’émeut des états d’âme d’une paire de calceamenta domestica, vulgairement appelées savates sans autre forme de noblesse puisque trop souvent associées au désenchantement des classes populaires en manque d’avenir radieux ? À quel ministère me vouer ? Quel public sensibiliser ?

Je ne sais que trop bien ce qu’en haut lieu on pourrait me répondre :

«  Mais de quoi diable se plaignent vos pantoufles ? Elles au moins on les laisse travailler sans relâche, leur espace disponible ne diffère en rien de celui du monde d’avant, nul couvre-feu ne les pénalise ! »

Et je me ferais reconduire comme un malpropre par un huissier à la mine hautaine, penaud, direction gare de l’est d’où la province regagne la province.

Est-ce ainsi que les Français vivent ? Hum, il me semble avoir déjà répondu à cette question, et pour en revenir à mes pantoufles, l’accueil n’est plus le même à mon retour du superU: la gauche boude sous le lavabo de la salle de bain tandis que la droite, plus avachie et déprimée semble agoniser dans le vestibule après une infructueuse tentative de fuite.

Ô vous, décideurs de tout poil, n’avez-vous donc pas vous aussi de fidèles pantoufles qui vous font fête à votre retour au bercail après une longue et pénible journée à pérenniser le surréalisme sur l’ensemble du territoire ? Ce n’est qu’en nous délivrant à nouveau de toute contrainte que nos fidèles compagnes asphyxiées par nos assiduités retrouveront un peu d’oxygène.

De plus amples informations sur  : www.pantoufles-en-danger.com