Martine à la supérette

Date de publication : 19 mars 2016

Martine à la supérette

Parce qu’il est son cousin préféré et qu’il lui a demandé de l’emmener à Reims pour le vernissage de sa nouvelle exposition, Martine a accepté de faire le taxi pour Fred, vers la Marne, cette fois-ci.

Floup le chien a dû monter à l’arrière de la voiture. Il boude et leur tourne le dos.

Après avoir longtemps travaillé à la poste, Fred est devenu artiste : il met en scène dans des grandes salles des « Installations » autour desquelles des bandes lumineuses défilent à toute vitesse.

Il est bien plus âgé que Martine, mais ne sait pas conduire, ce qui ne l’a jamais empêché de se déplacer. Les gens sont toujours fiers de transporter un artiste : beaucoup croient que partager l’intimité d’un habitacle de voiture avec un artiste favorise un échange de molécules qui leur permettra à la fois de capter un peu de son génie, ce qui les rendra plus brillants, et de diminuer le sien en lui refilant un peu des leurs, ce qui le rendra plus terne.

Mais Martine sait depuis longtemps à quoi s’en tenir, et sur les artistes et sur le génie : les artistes sont une chose, le génie en est une autre. Quand accidentellement ils se rencontrent, cela produit des êtres profondément perturbés, obligés de se brinqueballer dans leurs existences en traînant leur double peine, comme des forçats, à perpétuité. Perpétuité que certains abrègent en se suicidant jeunes et les autres en se débrouillant comme ils peuvent.

Alors qu’elle tourne autour du parc de la Patte d’Oie pour trouver à stationner, Martine écoute d’une oreille un peu distraite les explications de Fred sur le travail qu’il va présenter au Manège, son lieu d’exposition à Reims : « en gros, c’est une approche autour de la problématique du trou »

« Ah ! » dit Martine. Elle vient de repérer une place libre rue Caqué, juste en face d’une supérette.

« Fred, je te rejoindrai tout à l’heure, j’aimerais acheter quelques fruits ». En regardant Fred s’éloigner vers le Manège, Martine le trouve de plus en plus bossu, de dos. Elle traverse la rue et entre dans le magasin. En cette fin de septembre, les fruits d’automne sont mis en valeur. A eux seuls les raisins occupent tout un étal : Lavallée (2, 49 €), Muscat (2, 49 €), Chasselas de Moissac (2, 49 €), Regina blanc d’Italie en promotion (1, 99 €). Martine aime particulièrement la douceur miellée des petits grains blonds du chasselas. Elle choisit avec soin quelques grappes et les dépose dans un des fins sachets transparents mis à la disposition de la clientèle. Pour la pesée en self service, le Chasselas de Moissac porte le numéro 18. Martine récupère l’étiquette et remarque en la collant sur son sachet qu’elle indique « raisin Lavallée ». « Cela risque de perturber la caissière ? » pense Martine, qui termine ses achats par une exploration du rayon des spécialités régionales : des dizaines de boîtes de Biscuits Roses de Reims, rien d’autre.

Les deux caisses sont ouvertes. Martine se dirige vers celle où, par chance, l’unique client est en train de ranger ses achats dans son chariot. La caissière s’appelle Nicole, c’est écrit en toutes lettres sur son gilet matelassé bordeaux sans manches : «  Nicole à votre service  », avec, en bas à droite le logo de l’enseigne. Martine a tout le temps de le lire car Nicole attend que son client ait franchi la porte du magasin et se dirige vers sa voiture pour se retourner vers le tapis de caisse et se saisir du paquet de raisins. Sur son écran s’affiche : Raisin Lavallée 420 g 1, 45 €. Nicole appuie sur le sachet pour mieux en vérifier le contenu et pivote vers sa jeune collègue de la caisse voisine. « Wendy ! », l’appelle-t-elle. Elle doit s’y reprendre à plusieurs fois, car Wendy se débat avec un énorme sac de couches pour bébé dont elle ne trouve pas le code barre. « Oui ? » répond enfin Wendy.

« Wendy, le Lavallée, il est bien rouge ? »

« Demande à la chef, Nicole, je ne m’y connais pas en vin, moi. Je ne bois que du Dark Dog »

« Du quoi ? »

Un dialogue intéressant s’ouvre alors entre les deux femmes : deux générations, deux approches différentes des plaisirs de la vie, l’une aimant les montées rapides de speed, l’autre la lente floraison des bouquets qui dilatent les papilles et émoustillent tous les sens.

Martine ne bronche pas. Sa longue expérience des caisses de superettes lui a enseigné la vanité de toute tentative de protestation. Elle patiente. Derrière elle, plusieurs clients prennent place dans la file d’attente.

Nicole revient à sa préoccupation : « le Lavallée, c’est du raisin, Wendy, et je suis presque sûre qu’il est rouge. J’ai la cliente qui veut me faire passer du blanc pour du rouge.. »

« Je ne sais pas Nicole, si tu as un doute, appelle la chef »

Nicole décroche le téléphone interne et explique la situation à sa supérieure. Martine entend une voix énervée répondre : « aucune importance Nicole, tout ça c’est du 18 ! Et dès demain vous repassez au rayon liquide ! »

« Du 18 ? » répète Nicole. Mais l’autre a déjà raccroché.

« Wendy ! Elle m’a dit que c’est du 18 »

« Si c’est du 18, tu ne te poses plus de questions Nicole, vas-y ! »

« Wendy ! »

« Lâche-moi Nicole ! »

Martine perçoit les mouvements d’impatience manifestés par certains clients de la file d’attente. Elle se dit qu’elle doit montrer l’exemple, rester calme et courtoise. Muette et souriante, elle assiste au naufrage de Nicole. La caissière est devenue écarlate. Elle ne lâche plus le paquet de raisins : « le Lavallée est rouge, j’en suis presque sûre, presque sûre », bégaie-t-elle. Brusquement, elle arrête le tapis roulant et y dépose une barrette de bois où il est écrit : « le temps d’un sourire et je suis à vous », et quitte sa caisse en emportant le sachet de chasselas.

Des clients grondent. La chef arrive. C’est une petite brune à talons qui claquent. Elle s’adresse à Martine :

« Alors ? Qu’est ce qui se passe ? »

« Je crois que Nicole a un malaise ; elle est là-bas, près des raisins, vous la voyez ? » lui répond Martine.

Le client juste derrière Martine est Sauveteur-Secouriste-du-Travail. Il sait exactement quoi faire : sécuriser, alerter, secourir. Il mobilise plusieurs personnes et répartit les tâches. La chef est chargée d’accueillir et de guider les secours. Une ambulance arrive, ainsi qu’un fourgon de police. Un médecin et deux infirmières rejoignent Nicole au rayon fruits et légumes. Ils l’entourent un moment, puis le ton monte. Les policiers s’approchent, et Nicole accepte de sortir avec l’équipe médicale. En passant devant sa chef, elle hurle :

« je te l’avais dit, salope, je te l’avais bien dit ! Le Lavallée, c’est du rouge ! Salope ! Crougnasse ! Je t’en foutrais, du 18 ! C’est du rouge, t’entends ! »

Les clients se sont tus. Puis, une voix de femme se fait entendre, accablée et compatissante :

« Pauvre Nicole, c’était trop pour elle ; elle était pas faite pour la caisse ; fallait pas l’y mettre ; trop de choses à apprendre, trop vite, on n’y arrive plus nous autres…. » Wendy remet son tapis roulant en marche et la voix de la femme se perd.

Martine quitte le magasin les mains vides. Elle avise un petit primeur de l’autre côté de la rue. Le chasselas y est un peu plus cher, mais elle est vite et bien servie.

Elle peut aller délivrer Floup qui trouve le temps long dans la voiture :

« Viens Floup, viens mon chien ! Allons voir Fred, qu’il nous explique son affaire de trou. »

Martine fait du social

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Martine fait du social

Martine fait du social

Martine travaille comme directrice des ressources humaines d’une grande entreprise de télécommunications. Tous les employés se sont mis en grève générale illimitée pour réclamer son départ. Ses employeurs doivent se résoudre à la licencier la mort dans l’âme, car ils perdent « une belle âme droite, intransigeante et rigoureuse, qui a su, avec une clairvoyance sans faille, hisser l’entreprise à son plus haut niveau depuis sa fondation. »

Martine n’est pas dans la gêne ; non seulement elle part avec de substancielles indemnités, mais de judicieux placements l’ont mise à l’abri du besoin jusqu’à la fin de ses jours et même au-delà.

Toutefois, les épithètes accolées à son nom sur les banderoles des grévistes la font réfléchir. Martine veut maintenant donner un nouveau sens à sa vie, mettre ses compétences au service d’une œuvre caritative, se rendre utile auprès de l’humanité souffrante. Elle est bientôt engagée par l’institut Céleste Menta, qui accueille des enfants réfugiés délaissés par leurs familles. L’économe a pris sa retraite, son poste est vacant. Le calme, la tranquille assurance de Martine, séduisent le directeur et la psychologue chargés du recrutement.

En signant ses papiers d’embauche, Martine s’arrête sur le salaire proposé :

« Tiens ? » s’étonne-t-elle, « C’est la première fois qu’on me présente un salaire hebdomadaire, habituellement, c’est la rémunération mensuelle, ou annuelle, que l’on indique » Le directeur lui précise qu’il s’agit bien du salaire qu’elle percevra chaque mois. « Ce n’est pas grave », le rassure Martine. Elle obtient la permission de ramener Pouf, dès qu’elle se sera procuré un nouveau chien. Le dernier avait été décapité au sabre par le délégué syndical de sa précédente entreprise.

Martine se familiarise avec ses nouvelles tâches. Elle met rapidement en évidence les lignes comptables où le déficit chronique de l’établissement peut être réduit ; un vent d’austérité commence à souffler dans les couloirs de l’institut Céleste Menta.

Parmi les enfants qui vivent là, l’un d’eux intéresse beaucoup Martine. C’est un jeune Kurde, Alex. Arrivé depuis peu, Alex doit avoir 13 ou 14 ans. Ses cheveux bruns lui tombent en mèches raides sur les yeux. Il ne parle que le kurde et passe son temps à explorer tous les recoins de l’institut ou à faire de la musculation dans la salle de sport. Un jeune tigre. Les autres pensionnaires l’évitent, mal à l’aise avec lui. Mais il plaît à Martine. Chaque fois qu’Alex passe devant son bureau, elle interrompt son travail et rentre en communication non verbale avec lui. Le courant passe bien entre eux. Lorsqu’elle entend le professeur se plaindre au directeur de cet élève « rétif à tout enseignement », Martine décide de proposer des cours de français à Alex. Les murs de la chambre du garçon sont tapissés d’images de combattants en armes, aussi Martine adapte-t-elle son enseignement autour des centres d’intérêt d’Alex. Ils commencent par des choses simples, comme le mot « clou », les mots « bouteille de gaz », le mot « détonateur ». Alex est vif et ses progrès font plaisir à Martine. Ils abordent bientôt la conjugaison, le complément d’objet direct, l’adjectif qualificatif. Alex est fier de lui réciter « je fabrique une bombe artisanale » au présent et au futur.

L’équipe éducative de l’institut se montre réservée à l’égard de l’action de Martine auprès d’Alex. Mais elle n’est pas dupe, elle sait que la suppression de quelques petits avantages jusqu’ici financés par l’institut (café, thé, sucre, essence, papier, stylos, timbres) en crispe plus d’un. Martine ne leur en veut pas, elle connaît l’incompréhension des masses laborieuses quand la sauvegarde de l’entreprise exige des sacrifices. « Plus tard, ils me remercieront », pense-t-elle.

Poursuivant son œuvre civilisatrice auprès du jeune Kurde, elle-même s’étonne et s’émerveille de tous les renseignements et documents qu’elle glane sur internet afin d’étoffer ses cours. Son élève et elle connaissent maintenant plusieurs procédés de préparation d’engins explosifs, les notices de montage et démontage d’armes légères, les filières pour se les procurer, ainsi que des armes lourdes, des missiles et des chars. Alex est passionné, il éprouve une grande affection pour son professeur, « vous mériter d’être un homme », lui déclare-t-il un jour. Bien qu’elle n’en laisse rien paraître, le compliment émeut Martine. Elle prend son rôle de pédagogue à cœur et s’inquiète de voir Alex s’assombrir depuis l’arrivée de Nicolas, un jeune Serbe blond aux petits yeux bleus. Nicolas est d’un naturel gai. Ouvert et rieur, il attire la sympathie des pensionnaires et des éducateurs. Seul Alex ne le supporte pas. Le jeune Serbe est devenu sa tête de Turc et il ne rate aucune occasion de le lui faire comprendre. Martine essaie de faire entendre raison à son protégé. Elle lui confie que Nicolas lui rappelle son frère Jean à quinze ans, qu’elle comprend ce qu’il éprouve, car son frère, perpétuellement à la recherche de « ce qui ferait plaisir à maman » l’horripilait.

Bien sûr elle n’en avait jamais rien dit, car dans sa famille tout le monde s’aime.

Le lendemain de cette confidence, Martine cherche en vain son élève. Sa chambre est vide. Le directeur lui annonce qu’Alex a été transféré dans un centre fermé parce qu’il avait passé le contenu de l’aquarium de Nicolas au mixer. « Des poissons et des plantes que Nicolas venait d’acheter, avec son tout premier pécule ! ». Le départ d’Alex peine profondément Martine. Après quelques jours, sa décision est prise : « je suis trop sensible », explique-t-elle au directeur, « je vais m’arrêter là ».